34
Henri

« Mesdames et messieurs, la ville de Jérusalem, sur votre droite… »

La voix du commandant de bord tira Henri de son assoupissement. Affrété par une association d’églises de la région parisienne, l’avion, un vieil Airbus 320 traversé de tremblements sinistres, avait mis presque six heures à atteindre Israël. Outre les deux pilotes, l’équipage se composait de deux hôtesses et d’un steward qui accédaient aux désirs des passagers d’assez mauvaise grâce. Leurs uniformes bleu marine frappés d’une trentaine d’étoiles dorées indiquaient qu’ils appartenaient à l’armée européenne. Les compagnies aériennes tardaient à se reformer, démantelées par la guerre, freinées par le gouvernement de Bruxelles qui craignait, avec le retour des vols commerciaux, une nouvelle et fatale hémorragie de sa population. C’était aussi une façon détournée de renflouer les caisses de l’armée ruinée par les quinze années de conflit contre les nations islamiques.

Malgré un départ très matinal (bus à 2 heures, arrivée à l’aéroport à 3 heures, embarquement à 5 heures, départ à 7 heures), Henri n’avait pas réussi à s’endormir, contrairement à Aude, son épouse, qui avait piqué du nez juste après le décollage et venait tout juste de rouvrir les yeux. Autant il avait apprécié son premier baptême de l’année, sa renaissance dans le Christ, autant il détestait le second, son baptême de l’air. Dès l’instant où il était monté dans l’appareil, il avait été cloué à sa peur comme le Sauveur sur sa croix. Il avait failli vomir au décollage, puis, une fois que l’avion avait gagné son altitude de croisière, il avait pu se détendre un peu, jusqu’à ce que les premières turbulences réveillent sa terreur. Il n’avait pas osé se lever et se rendre aux toilettes malgré un atroce mal de ventre. Pire, il avait refusé, stupide orgueil masculin, le comprimé proposé par une hôtesse qui avait remarqué sa crispation et sa pâleur. Il ne lui restait plus qu’à regretter amèrement de s’être embarqué dans ce pèlerinage sur les terres du Christ. L’enthousiasme était mauvais conseiller. Pris dans la ferveur des assemblées de la Porte Dauphine, Aude et lui avaient entendu l’appel du pasteur Doucet : le séjour en Terre Sainte leur permettrait de marcher sur les pas de Jésus, de nouer avec lui une relation intime privilégiée, de renforcer leur foi, et, qui sait ? le miracle s’accomplirait peut-être, la maladie d’Aude, une sclérose en plaques qui s’était déclarée deux ans plus tôt, se dissoudrait peut-être dans l’amour infini du Christ. Henri y croyait, Aude beaucoup moins, et elle avait dû le mettre en garde contre les désillusions. La médecine progresse, avait-il alors argumenté, de nouvelles thérapies seront bientôt mises au point, l’espoir ne repose pas sur les seules épaules du Sauveur. Elle ne voulait pas entendre parler des thérapies géniques, elle trouvait diabolique, blasphématoire, l’idée même de l’utilisation de gènes correcteurs. Ils avaient confié leurs quatre enfants, âgés de deux à neuf ans, aux parents d’Aude, un couple austère qui vivait de façon quasi monacale dans une ancienne ferme des Yvelines.

Henri avait obtenu de son patron un congé de dix jours, à valoir, bien entendu, sur les prochaines vacances. Il travaillait comme comptable pour une entreprise spécialisée dans les articles religieux, du cierge de base à la bible décorative en passant par les différentes médailles de la Vierge et des saints (bon nombre d’articles partaient pour Lourdes, le principal lieu de pèlerinage catholique ; en affaires, le patron d’Henri, d’obédience protestante, se gardait d’afficher des préférences religieuses). Il avait longtemps espéré que Louis, un homme qu’il appréciait comme le jeune frère qu’il n’avait pas eu, l’accompagnerait dans ce périple, mais il ne l’avait pas revu à la dernière assemblée. Il avait interrogé sa sœur, la jolie Désirée (elle portait bien son nom, celle-là ; combien de fois l’avait-il désirée en pensées ?), elle avait répondu que Louis était devenu sombre et bizarre ces derniers jours, qu’il passait toutes ses nuits dehors, qu’il n’allait plus à son travail. Elle se demandait s’il n’était pas devenu fou, s’il ne fallait pas réclamer son internement dans un établissement psychiatrique. Et Georges, son fiancé (Henri ne pouvait s’empêcher de ressentir une jalousie acide à l’encontre de cet homme déjà mûr qui avait plaqué sa première femme pour s’offrir une jeunesse, un courage dont il aurait bien aimé être lui-même pourvu, mais sa morale et, surtout, la peur d’affronter le regard d’Aude et le jugement de la communauté le condamnaient à rester jusqu’à sa mort avec la même épouse et les mêmes enfants, à moins encore que la sclérose en plaques d’Aude n’abrège le terme, mais on pouvait survivre plus de trente ans avec ce genre de maladie ; au fond de lui, il devait reconnaître qu’il s’en désolait), Georges donc avait ajouté que Louis semblait avoir mal supporté l’irruption d’un nouvel homme dans la vie de Désirée, vous voyez ce que je veux dire ? Henri voyait très bien, même s’il avait feint de ne pas comprendre, on parlait d’un amour quelque peu… incestueux. Louis paraissait pourtant équilibré, bien dans sa peau, il avait un bon travail, il était déjà propriétaire, enfin, à moitié, de son logement, il ne lui manquait plus qu’une épouse et des enfants pour parfaire une vie riche de promesses. On peut justement se poser la question de savoir pourquoi un homme de sa qualité n’a pas encore trouvé chaussure à son pied, avait insinué Georges, un rien perfide. Il est chrétien, comme nous, avait protesté Henri, il n’ignore pas que l’inceste et les autres déviances sexuelles sont proscrits par la Bible. Ils sont très rares, ceux qui sont lucides sur eux-mêmes, avait conclu Georges. Et toi, Georges, es-tu lucide sur toi-même ? avait failli lui rétorquer Henri. As-tu réellement plaqué ta femme parce qu’elle ne voulait pas te suivre sur les chemins du Christ ou pour le cul tout rond et tout frais de Désirée, pardon Seigneur ? Georges et Désirée avaient un temps parlé d’accomplir eux aussi le pèlerinage en Terre Sainte, mais ils n’avaient pas trouvé les quinze mille euros nécessaires au voyage. Henri en avait ressenti un grand soulagement : sept jours à détester l’un et à désirer l’autre de toutes ses forces lui auraient pourri une bonne partie du séjour. Aude avait dit, dans la voiture, que la folie de Louis ne l’étonnait pas ; elle avait deviné depuis le début que sa relation avec sa sœur n’était pas claire, on les voyait toujours ensemble, comme un vieux couple. Henri n’avait pas cherché à défendre un homme pour qui, envers et contre tout, il continuait d’éprouver une affection quasi fraternelle. Elle n’aurait rien compris, elle ne comprenait jamais rien, et on prétendait que les femmes étaient des puits de compassion et de tendresse. Sa mère à lui avait plus facilement distribué les gifles, les reproches et les humiliations que les moments de tendresse. Il ne se souvenait pas qu’elle l’eût un jour serré dans ses bras. Elle ne vivait pas très loin de chez eux, mais il n’allait la voir qu’une ou deux fois pas an, et ni Aude ni les enfants ne le poussaient à augmenter la fréquence de ses visites, la charité chrétienne avait des limites.

Assis dans le siège du milieu de la rangée du centre, il ne voyait pas grand-chose par les hublots. Les autres, les mieux placés, poussaient des exclamations émerveillées en découvrant, sous le plafond des nuages, une Jérusalem blanchie par la neige. Henri consulta sa montre : il avait fini par s’assoupir quelques minutes plus tôt, terrassé par la fatigue. La peur, à nouveau, lui tordait les tripes. À sa droite, Aude tendait le cou pour entrevoir des bribes de la cité sainte et se fondre dans l’enthousiasme général. Ils survolaient enfin Israël, le creuset originel, la terre des promesses, la scène espérée de la fin des temps. Ils suivraient bientôt les traces de Jésus, ils découvriraient Nazareth, le lac de Tibériade, Bethléem, Jérusalem, autant de lieux mythiques qui hantaient les pages de l’Ancien et du Nouveau Testament, le berceau de la chrétienté – tandis que Rome la fastueuse n’en était que l’exploitante, et pour beaucoup la mère maquerelle.

Avant le départ, le pasteur Doucet avait rappelé au groupe les règles à respecter au long de leur voyage : l’État d’Israël tolérait les visites des chrétiens dont les Églises avaient soutenu le peuple hébreu dans sa reconquête de la terre promise et dans sa lutte contre ses voisins musulmans, mais les visiteurs avaient pour consigne de se montrer discrets, de respecter les coutumes et les croyances locales, de ne pas provoquer de vaines disputes théologiques, bref, de renoncer momentanément au prosélytisme recommandé en d’autres circonstances. Le peuple juif ignorait la notion de prosélytisme. Il occupait à nouveau la terre promise et attendait son Messie, l’homme qui construirait le troisième temple, qui ferait de l’humanité entière le peuple de Dieu et instaurerait une paix universelle, une idée généreuse. Nous, chrétiens, n’attendons pas de nouveau Messie, avait ajouté le pasteur, mais le retour de celui que nous avons déjà reconnu, de celui qui est mort sur la croix pour racheter nos fautes. Une femme avait demandé : et s’ils ne veulent pas reconnaître le Christ, qu’adviendra-t-il d’eux ? Le pasteur Doucet avait écarté les bras d’un air fataliste.

La voix énergique d’une hôtesse ordonna aux passagers de regagner leurs sièges et d’attacher leurs ceintures pour la descente vers l’aéroport, situé entre Hébron et Jérusalem. Henri ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu – elle n’était pas très recommandable, malgré ses louables efforts pour lui donner un aspect présentable.

 

Il avait neigé sans interruption pendant trois jours sur Jérusalem. L’avion avait tourné un long moment au-dessus du nouvel aéroport de Judée avant d’obtenir l’autorisation de se poser. Henri avait bien cru que sa dernière heure était arrivée. Il avait découvert qu’il lui restait encorne une foule de choses urgentes à accomplir avant de se présenter devant l’Éternel. Sa vie avait glissé sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. À peine rescapé d’une enfance et d’une adolescence sinistrées, il avait rencontré Aude et s’était marié un an plus tard. Elle avait été sa première femme ; elle risquait d’être la dernière si cet avion de malheur continuait de tournoyer sans but au milieu des nuages. Comme tous les adolescents condamnés à l’abstinence par la morale chrétienne et la terreur des sida mutants, il avait rêvé d’une vie sexuelle intense avec la femme qui accepterait de partager sa vie. La réalité n’avait pas collé avec son catalogue de fantasmes. Aude n’avait aucun goût pour les relations physiques et pensait que des adultes responsables, chrétiens de surcroît, devaient apprendre à maîtriser leurs pulsions sexuelles, que, sinon, ils n’étaient pas différents des bêtes et ne méritaient pas le nom d’êtres humains. Henri, comprenant qu’il ne parviendrait pas à ranimer les braises du désir dans le corps et l’esprit de sa femme, avait décidé de noyer sa frustration dans la ferveur, dans l’eau du baptême, dans le Christ. Il y serait sans doute parvenu si Désirée, la fée désir, le péché incarné, ne s’était pas un jour présentée dans la salle de la Porte Dauphine.

Si je reviens indemne de ce satané voyage, j’irai voir Désirée, j’arracherai les vêtements de Désirée, je baiserai Désirée, pardon, mon Dieu, pardon.

L’avion s’était posé comme une fleur fanée sur la piste fraîchement dégagée et bordée de congères. Les formalités douanières s’étaient éternisées : après une longue période d’accalmie, deux attentats suicides avaient frappé la ville nouvelle de Naplouse, faisant une cinquantaine de morts et plus de trois cents blessés. On ne savait pas comment les deux terroristes avaient réussi à franchir la gigantesque clôture dressée sur près de trois cent cinquante kilomètres entre le lac de Tibériade et le golfe d’Aqaba. Israël ayant la maîtrise totale des airs, ils avaient sans doute emprunté la voie souterraine : il leur avait fallu forer une galerie à plus de cinquante mètres de profondeur pour se glisser sous les fondations de béton de la clôture. Les fouilles en Samarie, qui mobilisaient plus de vingt mille personnes depuis une semaine, n’avaient donné aucun résultat pour l’instant.

Les douaniers, nerveux, avaient fouillé chaque sac, chaque vêtement avec une méticulosité exaspérante, puis avaient laissé passer les visiteurs avec un mot et un sourire d’excuse. Lorsque le bus les avait déposés à leur hôtel dans les environs de Jérusalem, la nuit était tombée. Barbouillé, se sentant sale à l’intérieur et à l’extérieur, Henri n’avait pas accompagné Aude au dîner de bienvenue donné dans la salle de restaurant, il avait pris une douche et s’était couché après s’être promené distraitement sur une dizaine des cinquante chaînes disponibles sur le vieil écran à plasma. Une multitude de harpies au visage et au corps de Désirée l’avaient harcelé jusqu’à l’aube.

 

« C’est ici que sera construit le troisième Temple. »

Le petit groupe d’une douzaine de personnes avait gravi le vieil escalier aux marches usées et glissantes, s’était engouffré sous un portail, avait emprunté un couloir montant pavé de dalles de pierre et débouché sur l’esplanade recouverte d’une couche de quarante centimètres de neige d’où jaillissaient les fontaines vertes et pétrifiées des arbres et des buissons. Golda, leur guide, une jeune Israélienne au teint mat et aux longs cheveux bouclés, parlait un français sans accent. Les nuages noirs qui s’amoncelaient au-dessus d’eux et l’humidité glaciale auguraient de nouvelles chutes de neige.

« Nous n’avons jamais connu d’hiver aussi froid depuis la fondation du nouvel État d’Israël », précisa Golda.

Les mines extasiées des autres membres de son groupe horripilaient Henri. D’ailleurs tout l’énervait depuis son lever, les traits chiffonnés d’Aude, le café à peine buvable du petit déjeuner, l’interminable répartition en groupes, le trajet en minibus dans les rues pentues et enneigées de la vieille ville, l’impression d’être en permanence surveillé et contrôlé comme un gosse. Il ne ressentait rien de ce qu’il s’était attendu à ressentir, un choc, un émerveillement, une révélation. Il avait espéré, en posant le pied sur la terre natale du Christ, baigner dans son amour désintégrant, être métamorphosé, délivré de ses obsessions, de ses bassesses, de ses souillures, recouvrer la virginité des tout premiers temps, redevenir l’Adam du jardin d’Éden, l’homme nu et roi de la Création, l’éclat pur de Dieu ; des rêves insensés, pétris d’un orgueil puéril, il en convenait, mais il ne pouvait les contrôler, ils jaillissaient d’une source intarissable, réminiscences d’une vie oubliée, aussi antique que les pierres de ces murs.

« Que ferez-vous de ça ? » demanda un homme d’une cinquantaine d’années – Henri chercha son nom, Stéphane.

« Ça » désignait le dôme doré du Rocher dressé sur sa base octogonale et, au second plan, l’ombre arrondie de la mosquée d’Al Aqsa.

« Nous ne savons pas encore. Ces mosquées ont été bâties en 691 et en 715. Elles appartiennent au patrimoine de l’humanité. Ce sera au Messie de décider.

— Et si votre Messie ne vient pas ? »

L’éternel sourire de Golda se crispa.

« La terre d’Israël est maintenant occupée par son peuple. Toutes les conditions sont réunies pour que le Messie, le descendant de David, accomplisse les prophéties.

— Jésus était le descendant de David, argumenta Stéphane, oubliant les recommandations du pasteur Doucet.

— Si, comme vous le proclamez, Jésus était le fils d’une vierge, il n’avait pas de père, il ne pouvait donc pas être le descendant de David. »

Le ton calme et déterminé de Golda montrait qu’elle était préparée aux joutes théologiques, qu’elle maîtrisait parfaitement le sujet. Les regards sévères ou implorants de quelques membres du groupe dissuadèrent Stéphane de continuer.

« Nous allons maintenant visiter les vestiges du palais des Oumayades avant de nous rendre au Kotel… »

Henri perdit tout contrôle sur lui-même au moment où ils arrivaient au pied du mur sud, sur la zone relativement plane où se dressaient, enfouies sous la neige, les ruines du palais Oumayad. Il entendit soudain des milliers de voix entrelacées. Il crut d’abord qu’une multitude de prières s’élevaient du Mur des lamentations proche, mais il dut rapidement admettre qu’elles résonnaient à l’intérieur de lui. Il secoua la tête, comme lorsqu’il essayait d’expulser l’eau de ses oreilles après un bain prolongé dans l’eau de mer, mais elles s’amplifièrent, se répandirent en lui comme un essaim agressif et bourdonnant. Il s’écarta légèrement du groupe, s’adossa à un muret coiffé de neige, se tint la tête à deux mains. Le timbre clair et fort de Golda dominait l’insupportable tumulte qui continuait d’enfler en lui. Elle expliquait au groupe que les Oumayades, arrivés en 638, avaient été chassés par les croisés en 969, que la ville de Jérusalem avait acquis le statut de symbole pour les trois religions du Livre, qu’elle était appelée à devenir la porte ultime, le centre spirituel pour toutes les nations.

Une cohorte vociférante et démoniaque avait pris possession d’Henri. Les Évangiles mentionnaient à plusieurs reprises les interventions énergiques de Jésus face aux possédés, mais il n’y avait personne autour de lui pour le délivrer de ses démons. La douleur montait par vagues cinglantes, acides, une douleur diffuse dont il ne pouvait déterminer le centre. Il pensa, en cet instant, à Désirée, combien il aurait été bon de se frotter à la peau d’une femme comme elle, combien il aurait aimé se tapir au fond de ses antres secrets et brûlants, pardon, Seigneur, pardon. Il leva les yeux sur la masse immaculée du mont des Oliviers qui dominait les environs du Temple, là où Jésus avait marché et prêché, là où il avait triomphé et s’était élevé. Sans doute le Sauveur avait-il entendu des milliers de suppliques au fond de lui, sans doute avait-il été déchiré par des milliers de griffures. Il n’avait pas cédé à la tentation, il avait fini par se soumettre à la volonté du Père.

« Henri, tu ne te sens pas bien ? »

Le visage anxieux d’Aude devant lui, puis, au deuxième plan, les traits soucieux de Golda, enfin, un peu plus loin, derrière les rideaux des premiers flocons, les faces plus ou moins pâles des autres membres du groupe.

« J’entends… j’entends des voix, balbutia Henri.

— Qu’est-ce que tu racontes ? »

Henri se redressa et tendit le bras vers le mont des Oliviers.

« Des voix… comme Jésus… la souffrance de l’humanité… »

Golda se rapprocha et vint se placer devant lui. Son calme contrastait avec l’affolement qui transformait Aude en silhouette gesticulante.

« Vous n’entendez rien du tout, monsieur. Vous êtes seulement victime du syndrome de Jérusalem. Revenez avec le groupe, je vous en prie.

— Je vous dis que je l’entends… toute la souffrance du monde…

— Écoutez-moi, monsieur : l’atmosphère de Jérusalem est très chargée en mysticisme. Elle entraîne fréquemment ce genre de réaction.

— Qu’est-ce que vous en savez, vous ? Foutez-moi la paix. »

Golda ne bougea pas, mais Aude recula d’un pas, frappée par le hurlement d’Henri.

« Monsieur, ressaisissez-vous, ou je serai obligée de vous faire enfermer jusqu’à ce que vous retrouviez vos esprits.

— Enfermer les gens entre des murs, c’est tout ce que vous êtes capables de faire ! Vous prétendez que Jérusalem est la capitale de toutes les nations. Pourquoi vous étonner qu’on y perçoive la rumeur du monde ?

— Il y a une différence entre la réalité et ce que vous croyez percevoir. Tout ça se passe dans votre tête. »

Henri secoua la tête, au bord des larmes. Les voix continuaient de s’entrelacer en lui, mais elles s’ajustaient peu à peu, elles s’ordonnaient, elles composaient un chœur dont l’harmonie commençait à poindre.

« Vous ne pouvez pas savoir… pas savoir…

— Mais si, je vous assure. Encore une fois, vous n’êtes pas le premier à qui ce genre de chose arrive.

— Allons, Henri, sois raisonnable, écoute la demoiselle.

— Raisonnable ! Toute ma vie j’ai été raisonnable ! Et regarde où ça m’a mené. Dans un boulot où je m’emmerde comme un rat mort ! Dans un mariage où on s’endort sur ses envies ! Dans une église stupide où l’on parle sans cesse du Christ mais où on n’aime pas le Christ !

— Calmez-vous, monsieur. Nous sommes dans un lieu sacré.

— Tout lieu est sacré, tout être humain est sacré, toute chose est sacrée. Tout ça… » Henri pointa l’index sur la muraille du Temple. « Tout ça n’est que la construction de l’homme, le désir de l’homme, l’orgueil de l’homme, l’histoire de l’homme. Chaque parcelle de la planète est la capitale de toutes les nations. »

La voix suppliante d’Aude.

« Henri, pense aux enfants. Nous ne sommes pas chez nous.

— Nous sommes partout chez nous ! Il n’y a pas de frontière dans le cœur de Dieu, tu comprends, pas de commandement, pas de péché, pas de châtiment, juste de la vie sous toutes ses formes, juste une putain d’explosion de vie ! »

Golda s’était légèrement tournée pour sortir son téléphone portable et composer un numéro à quatre chiffres. Elle parlait à voix basse en hébreu. Henri comprit que, s’il se laissait prendre, on lui administrerait un calmant, une saloperie chimique qui le restituerait à son abrutissement familier. Il refusait qu’on étouffe l’incendie qui courait dans ses veines, il voulait se consumer jusqu’au bout comme une torche vive et joyeuse. Golda remisa son téléphone dans la poche de sa parka et se plaça de manière à le coincer contre le muret. Comme la plupart des Israéliens, elle avait appris à se battre, elle connaissait les prises et les coups paralysants. Henri feignit de foncer droit devant lui. Elle tendit aussitôt la jambe pour lui faire un croche-pied. Il repartit dans l’autre sens, posa ses deux mains sur le faîte enneigé et sauta par-dessus le muret. Il se reçut en souplesse de l’autre côté, contourna l’angle de la muraille, longea une rangée de boutiques aux grilles tirées, des éboulis de vieilles pierres, remonta légèrement sur la gauche, traversa une route, arriva devant un escalier étroit qu’il franchit en trois bonds, déboucha sur une deuxième route, plus large, qui plongeait vers le cœur de la ville. Il vérifia, d’un coup d’œil par-dessus son épaule, qu’on ne le suivait pas. Il n’avait pas couru depuis des lustres, et pourtant il ne sentait pas la fatigue. Le rythme du chœur épousait le martèlement de ses pas sur la route enneigée. Seules quelques voitures osaient s’aventurer dans les rues pentues et blanches.

Il traversa un premier quartier, enfilant les porches et les ruelles au hasard, puis il arriva dans une artère relativement animée malgré la neige qui tombait maintenant à gros flocons. Il croisa une famille sur le trottoir, un homme, une femme et trois enfants vêtus à l’occidentale. Il accrocha le regard de l’un des garçons, âgé de sept ou huit ans. Un regard pénétrant. Un regard qui ne s’arrêtait pas aux apparences. Le garçon ralentit le pas et lui adressa un sourire de connivence.

« Ne traîne pas, Isaac. »

La mère s’était exprimée en français. Le garçon trottina pour rattraper le reste de la famille. Henri entra dans une boulangerie où il acheta des pâtisseries au miel, paya avec des euros (le commerçant acceptait la monnaie européenne, bien qu’elle n’eût cessé de dégringoler depuis la guerre) et ressortit dans la rue, le cœur léger. Il n’était pas seul. Le froid humide n’empêcherait pas le feu de brûler et le chant glorieux de retentir en lui.

Les Chemins de Damas
titlepage.xhtml
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_000.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_001.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_002.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_003.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_004.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_005.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_006.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_007.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_008.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_009.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_010.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_011.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_012.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_013.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_014.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_015.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_016.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_017.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_018.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_019.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_020.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_021.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_022.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_023.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_024.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_025.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_026.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_027.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_028.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_029.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_030.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_031.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_032.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_033.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_034.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_035.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_036.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_037.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_038.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_039.htm
Pierre Bordage - les chemins de Damas_split_040.htm